Le 20 mai 1949, voilà exactement 72 ans, les cendres de Victor Schoelcher, en reconnaissance de son action en faveur des esclaves et de l'abolition de l'esclavage en 1848, sont transférés au Panthéon ainsi que celles du Guyanais Félix Éboué, gouverneur du Tchad rallié à la France libre de De Gaulle. (1)
Sous la Révolution, les députés de la Convention ont aboli l'esclavage une première fois pour calmer les révoltes dans les colonies des Antilles. Mais Napoléon Bonaparte est revenu sur cette mesure et a légalisé l'esclavage le 20 mai 1802. Les Anglais se montrent plus hardis : sous la pression des sociétés philanthropiques d'inspiration chrétienne, ils abolissent la traite atlantique en 1807 et l'esclavage en 1833.
Les libéraux et philanthropes français sont tout aussi disposés que leurs homologues d'outre-Manche à éradiquer cette institution indigne. Ils sont soutenus dans les colonies par les «libres de couleur» (les affranchis) qui, n'en pouvant plus de brimades et d'humiliations, ont pris le parti des esclaves.
Mais ils sont entravés dans leur combat par les groupes de pression des riches planteurs. Le traumatisme de la guerre qui a mené à l'indépendance d'Haïti et le ressentiment des anciens planteurs de Saint-Domingue jouent aussi contre eux.
En 1831, une loi supprime dans les colonies françaises toutes les entraves aux affranchissements.
En 1845, une loi interdit les châtiments corporels et le fouet. Ces dispositions laissent espérer une disparition progressive de l'esclavage, mais cela ne suffit pas aux abolitionnistes, réunis au sein de la Société française pour l'abolition de l'esclavage.
L'un des plus écoutés est Victor Schoelcher, riche philanthrope catholique, libéral et républicain. Né en 1804 dans la famille d'un fabricant de porcelaine, il accomplit un long voyage de 18 mois au Mexique à l'instigation de son père qui veut lui enlever ses idées républicaines. De passage aux Antilles, le jeune homme découvre l'esclavage.
Beaucoup plus tard, en 1840, il accomplit un nouveau périple dans les colonies à esclaves de la France. C'est pour y noter une situation proprement explosive. Il milite dès lors pour une abolition concertée avec les planteurs.
À Mayotte, sultanat musulman tombé sous protectorat français en 1841 et où n'existe aucun planteur européen, le gouvernement abolit l'esclavage dès le 9 décembre 1846, sous le règne de Louis-Philippe 1er.
Mais il faut attendre la Révolution de Février pour qu'enfin, dans l'effervescence républicaine, les abolitionnistes puissent contourner l'opposition des planteurs dans les vieilles colonies. Le décret d'abolition est rédigé par Victor Schoelcher, sous-secrétaire d'État à la Marine dans le gouvernement provisoire. Il a souhaité ce modeste ministère parce que de lui dépendent les colonies et, donc, la législation relative aux esclaves.
Victor Schoelcher lui-même est sous la tutelle du ministre de la Marine, le grand physicien et astronome François Arago. Celui-ci appartient à l'extrême-gauche républicaine et dès 1840 s'est fait l'écho à la Chambre des députés des revendications sociales. Il soutient à fond le combat de Schoelcher pour l'abolition.
Tirant parti des bonnes dispositions des députés dans les premiers mois qui suivent l'avènement de la République, le gouvernement publie, le 27 avril 1848, les décrets d'abolition immédiate de l'esclavage dans les colonies françaises. Victor Schoelcher et François Arago libèrent par décret 250 000 esclaves noirs ou métis aux Antilles, à la Réunion comme en Guyane et à Saint-Louis du Sénégal.
À leur manière, les esclaves ont accéléré le mouvement. À Saint-Pierre, en Martinique, une insurrection éclate le 22 mai 1848, avant qu'ait été connue l'existence du décret. Même chose en Guadeloupe où le gouverneur abolit l'esclavage dès le 27 mai 1848 pour éteindre l'insurrection.
En compensation de la perte de leurs esclaves, les planteurs reçoivent du gouvernement français une indemnité forfaitaire. Ils contournent aussi l'interdiction de l'esclavage en faisant venir des «travailleurs sous contrat» de la Chine du sud ou d'Inde du Sud. Il s'agit d'un nouvel esclavage qui ne dit pas son nom.
L'abolition dément les sombres prophéties des planteurs, qui craignaient la ruine de leurs exploitations et de leurs îles. Au contraire, elle se traduit par un regain de l'activité économique dans les colonies.
Victor Schoelcher va militer avec moins de succès contre la peine de mort. Exilé en Angleterre sous le Second Empire, il est élu député de la Martinique à l'avènement de la République puis devient sénateur inamovible jusqu'à sa mort, le 26 décembre 1893.
Le groupe du « Souvenir de Victor Schoelcher » est à l'initiative de la demande de transfert des cendres de ce dernier au Panthéon. La proposition est soumise dès 1938 à Gaston Monnerville, alors secrétaire d'État aux colonies, qui l'accepte immédiatement. Sa réalisation est cependant différée à cause de la guerre.
L'idée est reprise en 1948, au moment des cérémonies du centenaire de l'abolition de l'esclavage. Le 4 mars, l'Union française approuve à l'unanimité le projet de loi autorisant le transfert au Panthéon des cendres de Victor Schoelcher et de Félix Éboué. Le 28 juin, l'Assemblée nationale, et le 1er juillet, le Conseil de la République sous la présidence de Gaston Monnerville, adoptent également le texte :
« En lisant à haute voix, du haut du fauteuil présidentiel, ce texte de loi, bref et clair, qui consacrait l'immortalité de Schoelcher et d'Éboué, j'étais violemment ému. Je voyais surgir autour de moi, et monter, comme en une résurrection subite, la cohorte innombrable de tous ces opprimés qui, pendant des siècles, avaient souffert de la servitude, et qui, par ma voix devenue la leur, criaient en cet instant : Schoelcher a bien mérité de l'Humanité ».La date du 20 mai 1949 est retenue pour cette cérémonie. La veille, le corps de Victor Schoelcher quitte le cimetière du Père-Lachaise, traverse Paris et rejoint la dépouille funèbre de Félix Éboué près de l'arc de triomphe de l'Étoile, pour une brève cérémonie. Puis, le cortège s'achemine vers le jardin du Luxembourg où les deux corps, placés sur un pavois, reçoivent jusqu'à minuit l'hommage des Parisiens tandis que, dans le ciel, deux projecteurs tracent un V de lumière.
C'est en présence du Président de la République, Vincent Auriol, et des plus hautes personnalités de l'État que le cortège, aux accents de la Marche funèbre de Chopin, monte vers le Panthéon entre une double haie de soldats.
En même temps et pour respecter les dernières volontés de Victor Schoelcher, qui avait émis le souhait de reposer auprès de son père, le corps de Marc Schoelcher est également transféré au Panthéon.
Si l'esclavage semble être une période révolue et un mauvais souvenir, il revient subitement dans l'actualité avec l'enlèvement de plusieurs centaines de jeunes filles en Afrique pour être vendues comme esclaves !
Les cendres de Félix Eboué ont également rejoint le Panthéon ce jour-là. Petit-fils d'esclave, administrateur colonial, il fut gouverneur de la Guadeloupe nommé par le gouvernement du Front populaire, puis gouverneur du Tchad. Il se rallie à De Gaulle dès juin 1940 !
Mais c'est presque une autre histoire !
(1) Notons que la figure de Victor Schoelcher a fait l'objet de controverses. Sa statue a été décapitée récemment en Martinique. Pour prendre connaissance du débat, on peut se reporter par exemple au site de Nofi ou Tous créoles.