(A relire) Entre 1922 et 1940, Léon Trotski suit, mois après mois l’enchaînement des dynamiques sociales et politiques qui travaillent les sociétés européennes en Allemagne, Italie, Espagne et France.
Ces pays vont connaître, les uns après les autres, l’instauration de différentes formes de fascismes. Ce retour au siècle dernier, convoque notre début de 21e siècle.
Les éditions Syllepse ont publié en mai 2015, un recueil de 80 textes de Léon Trotski écrits entre 1922 et 1940. Deux des coordonnateurs de cet ouvrage, Robi Morder et Patrick Silberstein, expliquaient leur démarche dans une interview le 18 juin 2015 sur le site regards.fr. Derrière le détour par les années 1920 et 1930, c’est bien d’une lecture pour le temps présent qu’il s’agit, nous vous en proposons des extraits regroupés par question et affirmation.
Le fascisme est une hydre-caméléon !
Trotski indique qu’il faut dégager le dénominateur commun des mouvements se réclamant du fascisme, mais aussi de ceux qui, tout en déclinant la référence, font bel et bien partie de la famille.
Avec la concordance d’une solution autoritaire, du nationalisme, de la xénophobie, d’un homme providentiel, de partis « de masse », d’une mobilisation des perdus et des exclus, nous avons des éléments communs à tous les fascismes.
L’autre constante, c’est la volonté d’écraser toutes les formes d’organisations populaires autonomes et la liquidation de toutes les libertés.
Les fascismes de notre temps, comme ceux d’hier, sont capables de redonner un sens, un but à des groupes humains. C’est ce qu’écrivait Trotski en 1933 : « Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau. »
À notre époque, la peur du déclassement existe dans l’encadrement, chez les jeunes, chez les salariés, chez les urbains et les ruraux. La précarité fragilise partout. Si le salariat n’est pas capable d’agréger toutes ces composantes autour d’un projet progressiste, émancipateur, l’utopie réactionnaire peut apparaître comme réaliste.
Le fascisme comme hydre-caméléon n’a pas disparu.
La victoire du fascisme est-elle le fruit de la défaite du mouvement ouvrier ?
Les partis fascistes s’implantent quand les partis bourgeois traditionnels font appel à eux « en dernier recours ». Ils disent s’en méfier et pensent pouvoir les domestiquer, mais comme disait Trotski : « Les fascistes sont des nuées de criquets affamés et voraces qui exigent et obtiennent tout le pouvoir ».
L’arrivée des fascistes italiens et des nazis allemands au pouvoir s’est faite dans le cadre de coalitions avec la droite « classique ». Dans l’ensemble, les observateurs de l’époque étaient convaincus que les partis de la « droite traditionnelle » et les institutions les maintiendraient en laisse.
La deuxième remarque, c’est justement que la victoire du fascisme n’est pas la réponse bourgeoise à une victoire possible du mouvement ouvrier. Au contraire, c’est le fruit de la défaite de ce dernier.
Le fascisme c’est le parti du « désespoir contre-révolutionnaire », disait Trotski.
Pour Clara Zetkin, en 1923, le fascisme italien était une « punition historique » infligée au prolétariat pour avoir échoué à parachever la Révolution russe.
Trotski a relevé la dimension plébéienne et de masse du fascisme !
Le flou des propositions, les contradictions, le mélange de mesures libérales et anticapitalistes sont consubstantiels au fascisme. Déjà dans les années 1930, Pierre Naville disait qu’il ne servait à rien de passer son temps à « démontrer » que le programme de François de La Rocque était inexistant.
Wilhem Reich avec qui Trotski a eu une correspondance dans les années 1930, avait noté que lorsqu’il posait la question sur le caractère intenable, à force d’être contradictoire, du programme nazi, il obtenait la réponse suivante : « Hitler trouvera la solution. »
Le nazisme s’est nourri de contradictions qui lui ont permis de recruter dans différentes classes sociales. Ainsi le NSDAP d’Hitler était capable de toucher des fonds des milieux d’affaires allemands et de soutenir la grève des traminots à Berlin en 1932.
Le KPD, le parti communiste allemand, sous la houlette stalinienne, a longtemps considéré le mouvement hitlérien comme une « simple forme de réaction capitaliste », un instrument commode crée par et pour la grande bourgeoise.
Trotski au contraire, en observant les caractéristiques propres au fascisme, a relevé la dimension plébéienne et de masse du fascisme.
Ce dernier est non seulement issu de la petite bourgeoisie, mais aussi du prolétariat. Les mouvements fascistes sont capables d’une grande souplesse tactique, pour ne pas dire de contorsions étonnantes.
Par exemple quand Marine Le Pen soutient Syriza en Grèce contre « le totalitarisme de l’Union européenne et de ses complices, les marchés financiers ».
Le fascisme un phénomène extérieur à la France ?
Il y a un mythe français, celui d’une extériorité au fascisme.
René Rémond, qui fait autorité chez les historiens des droites françaises, ne voit dans les Croix de feu du colonel de La Rocque qu’une forme de « scoutisme politique pour grandes personnes ». Il ne perçoit dans le 6 février 1934 que l’échec des ligues et pas le bonapartisme qui les a fait dériver vers l’extrême droite.
La question est : est-ce que le régime de Vichy n’a été qu’un furoncle sur un corps sain ou est-ce qu’il existe une base pour un fascisme français ?
Si Trotski (assassiné en août 1940) n’a pas pu aller plus loin dans son analyse. Paxton, lui, montre bien la dynamique de Vichy dès cette période.
C’est cette irruption « vichyste » qui va assurer la continuité du fascisme en France jusqu’à nos jours avec le FN / RN.
Le front unique comme moyen d’action contre le fascisme !
Le front unique ce n’est pas qu’une question électorale, cet aspect est même assez marginal chez Trotski. Le « Front unique », c’est l’autodéfense face à la violence de l’extrême droite. On l’a souvent résumé par sa formule : « Marcher séparément, frapper ensemble ».
Le fascisme c’est la guerre !
Pour Trotski, l’articulation entre la victoire du nazisme et la perspective d’un nouveau conflit déchirant l’Europe est presque immédiate. Dès novembre 1933, il écrit « le temps nécessaire à l’armement de l’Allemagne détermine le délai qui sépare d’une nouvelle catastrophe européenne ». Tout de suite, il perçoit la monstruosité et la spécificité du nazisme : « le fascisme allemand fera apparaître son ainé italien comme quasiment humain. ». Surtout, il perçoit la place et la spécificité de l’antisémitisme nazi et annonce en 1938 : « le prochain développement de la réaction mondiale implique avec certitude l’extermination physique des Juifs ».
Tout au long des années 1930, sa pensée évolue sur les questions de la démocratie et des droits démocratiques. Ceux-ci ne sont pas seulement formels, ils doivent être défendus de manière inconditionnelle.
Une idée centrale apparaît alors chez lui : « Les ouvriers ont construit à l’intérieur de la démocratie bourgeoise, en l’utilisant tout en luttant contre elle, leurs bastions, leurs bases, leurs foyers de démocratie prolétarienne. »
Si sa conception du front unique est celle d’une totale indépendance de classe, la défense des droits démocratiques se fait sans préalable sur la nature sociale ou politique des organisations.
Face au nazisme il défend les Églises allemandes et le droit des croyants « à consommer leur opium ». Sa conception dans une lettre de 1935 peut être ainsi argumentée : « ce dont il s’agit avant tout, c’est d’une question de liberté de conscience, donc d’égalité des droits ».
Une lettre du 13 août 1940, quelques jours avant son assassinat, s’intitule « Comment défendre la démocratie », il dit explicitement qu’il faut renforcer la campagne contre les tendances pacifistes et que les États-Unis doivent intervenir sur le terrain européen.
« Contre le fascisme 1922-1940 », Léon Trotsky, éditions Syllepse, collection « Mauvais temps » 944 pages, 25 euros, mai 2015.