Pendant les trois semaines qui nous séparent du 19 mars 2022, nous vous proposons une série d’articles sur les fractures mémorielles liées à la fin de la guerre d’Algérie. Ce premier article rend compte de l’expérience vécue par un membre du comité de rédaction d’EVAB.
C’était en décembre 1981, avec Jean-Pierre Piquemal, Président de la Fédération Française des Ciné-Clubs, et du Ciné-Club Biterrois. Nous avions décidé de commémorer le vingtième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie par un week-end consacré à « la Guerre d’Algérie vue par le cinéma », comme nous en organisions régulièrement autour d’un thème ou d’un réalisateur.
Parmi les films choisis, il y avait « La Bataille d’Alger », de Gilles Pontecorvo, Lion d’Or à Venise en 1966.
Ce film, sorti en 1970 en France, avait été immédiatement retiré à cause des menaces d’attentats de l’extrême droite. Reprogrammé par quelques salles dès 1971, il donne lieu à des manifestations hostiles et des attentats (à Paris, cinéma Studio Saint Séverin), et n’est alors plus montré.
Il restera finalement « censuré » (par les exploitants de salles) jusqu’en octobre 2004.
Je devais présenter le film au Palace, le jeudi 5 décembre, mais c’est finalement Gilbert qui l’a fait. Dès le début de la présentation, un groupe d’hommes armés de matraques et mené par André Troise a investi la salle, menacé les spectateurs et André Troise est monté sur la scène en bousculant Gilbert et en lui adressant des insultes antisémites. Il nous a alors asséné un discours cynique sur son parcours guerrier en Algérie, où, je cite : « les mousmées n’étaient pas si insensibles qu’on l’a dit aux grands blonds aux yeux bleus », pendant que ses nervis maintenaient la centaine de spectateurs assis sous la menace.
Nous n’en menions pas large, mais nous avons, dès le lendemain, décidé de poursuivre la projection des autres films prévus pour le week-end.
Nous avons décidé ensuite de reprogrammer le film « La Bataille d’Alger », et c’est alors que le jeudi suivant, une charge d’explosif détruisait une partie de l’entrée du cinéma.
Le commissaire de l’époque, au fort accent pied-noir, a envoyé deux agents faire un tour à la projection de la programmation suivante, que nous avons eu du mal à faire accepter par le directeur de la salle, très remonté contre le ciné-club et les films « politiques ». Il s’agissait du film « Reporters » de Raymond Depardon sur la campagne électorale de Chirac…
Nous avons alors cherché le moyen de projeter à nouveau « La bataille d’Alger » dès que possible.
L’idée était de vendre des billets en cooptant les acheteurs pour éviter une infiltration, et en se servant des appareils syndicaux pour plus de sécurité.
Nous avons vendu plus de 350 places, et nous avons obtenu le Palais des Congrès grâce à la municipalité Paul Balmigère. La salle n’étant pas équipée pour le cinéma, c’est l’association Amnesty International qui nous a prêté un projecteur portatif 35mm.
Enfin, Gaston Defferre, Ministre de l’Intérieur, a carrément détaché une compagnie de CRS qui a cerné le quartier…
Il faut dire que toute l’équipe du Ciné-Club était menacée, que certains membres de l’équipe ont vu les pneus de leur voiture crevés et que nous étions soumis aux pressions de ces énergumènes, dont un qui ne se cachait pas, et que nous avions surnommé « l’homme à la parka rouge », à cause de son habillement.
Pour l’anecdote, je l’ai croisé à l’époque au commissariat, où en me ricanant sous le nez, il plaisantait dans les couloirs avec les policiers.
J’ai décidé de présenter le film, puisque j’aurais dû le faire la première fois.
L’ambiance était tendue, avec un filtrage scrupuleux à l’entrée, encadrés par les costauds du service d’ordre de la CGT.
Ma présentation, de ce que j’ai simplement appelé un film sur la Résistance, a été précédée d’un appel téléphonique du commissaire à l’accent pied-noir qui a informé Jean-Pierre Piquemal d’une alerte à la bombe et qui lui demandait ce qu’il décidait. Jean-Pierre a préféré ne pas en tenir compte, et la projection s’est faite sans problème.
J’aurais bien aimé animer une discussion comme c’est l’usage après le film, mais l’assistance ne m’en a pas laissé le temps, et tout le monde est reparti en s’étonnant de ce que ce très beau film ait pu être taxé de subversif.
Nous avions non seulement atteint notre but, mais alors que le film n’aurait été vu que par une centaine de personnes au cours de ce week-end de décembre 1981, à cause de ces agités d’extrême droite, ce sont trois fois plus de spectateurs qui ont pu le découvrir au printemps 1982, vingt ans jour pour jour après la fin de la guerre.