Le 14 novembre 1913, voilà exactement 109 ans Marcel Proust publie à compte d'auteur Du côté de chez Swann. L'écrivain, qui a déjà 42 ans, ajoutera six tomes à ce livre hors du commun pour en faire le roman le plus long et l'un des plus beaux de la langue française sous le titre "À la recherche du temps perdu".
Tout commence pourtant par une déconvenue. En 1909, l'éditeur Alfred Vallette refuse le manuscrit avec pour titre Contre Sainte-Beuve. Marcel Proust reprend son texte et par retouches et additions successives en fait un roman, d'abord intitulé : Les intermittences du cœur, Le temps perdu, puis Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu.
« Je suis peut-être bouché à l'émeri, mais je ne puis comprendre qu'un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil ! » C'est ainsi que le directeur de la maison d'édition Ollendorf justifie son refus de publier en 1913 la première partie de Du côté de chez Swann. Et il ne sera pas le seul à reculer devant ce manuscrit indéchiffrable, sans chapitre ni alinéa, couvert de ratures et à la taille totalement démesurée !
Les lecteurs professionnels de chez Fasquelle, éditeur de Gustave Flaubert et Émile Zola, s'arrachent eux aussi les cheveux: « Au bout de sept cent douze pages de ce manuscrit [...], après d'infinies désolations d'être noyé dans d'insondables développements et de crispantes impatiences de ne pouvoir jamais remonter à la surface, on n'a aucune, aucune notion de ce dont il s'agit. Qu'est-ce que tout cela vient faire? Qu'est-ce que tout cela signifie? Où tout cela veut-il mener? Impossible d'en rien savoir ! Impossible d'en pouvoir rien dire! »
Arrivé chez Gallimard, toute jeune maison d'édition, le document est encore dédaigné « pour son énormité et pour la réputation de snob qu'a Proust ». On dit même que le comité de lecture se serait contenté de parcourir quelques passages de cette montagne de pages compactes avant d'opter pour un rejet définitif. Son président, André Gide en personne, exécutera l'œuvre d'un mot: « Trop de duchesses » (et en restera honteux à vie).
Finalement, Proust parvient à être publié chez Bernard Grasset mais à la condition... de payer lui-même les frais d'édition! Il doit donc puiser dans sa fortune personnelle, fruit d'un héritage bienvenu, pour faire paraître son texte à compte d'auteur, nous sommes le 14 novembre 1913. Le public reconnaîtra néanmoins son talent après les articles enthousiastes de Paul Souday et Henri Ghéon, critiques aujourd'hui oubliés.
Le prix Goncourt consacrera enfin l'auteur le 10 décembre 1919 en récompensant À l'ombre des jeunes filles en fleurs (NRF, 1918), non sans susciter une violente polémique, les jurés ayant eu l'impudence de préférer ce roman musqué d'un écrivain en chambre aux Croix de bois de Roland Dorgelès, témoignage d'un combattant héroïque de la Grande Guerre encore si présente dans les esprits!
Voici le tout début de La Recherche, et des insomnies du narrateur:
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire " Je m'endors. " Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage... » (premières lignes de Du côté de chez Swann)
Il est vrai que ce moustachu toujours tiré à quatre épingles inspire peu confiance: fils d'un brillant professeur de médecine catholique et d'une Alsacienne juive qu'il adore, le jeune Proust se console d'un asthme douloureux par la fréquentation assidue des salons, se créant ainsi une réputation de dilettante amplifiée par son célibat d'homosexuel.
Certes, il écrit: des nouvelles, des articles, des pastiches et même un roman (Jean Santeuil, resté inachevé, sera publié en 1952). Mais il passe surtout pour un snob, habile à circuler avec familiarité dans les fêtes organisées par la haute société.
Il en profite pour observer sans complaisance cette aristocratie qu'il peindra avec mordant, où les lieux et les personnages se cachent derrière des pseudonymes
Du côté de chez Swann est donc l'œuvre d'un homme de lettres déjà aguerri et qui laisse éclore dans cet ouvrage toutes les thématiques en germe en lui depuis de nombreuses années. Suivent six autres tomes dont trois seront publiés de façon posthume: La Prisonnière, La Fugitive, Le Temps Retrouvé.
Les quatorze années consacrées à la rédaction de La Recherche ne parviendront pas à changer l'image de dandy et d'amateur collée à Proust: cette œuvre n'a-t-elle pas pour héros un mondain frivole et désœuvré, uniquement sensible aux affres de l'amour, de la jalousie et du temps qui passe ?
Proust a pourtant abandonné la bonne société pour s'enfermer dans son appartement du boulevard Haussmann aux murs couverts de plaques de liège pour atténuer les bruits de la rue. Souffrant, il ne quitte guère son lit où il aligne inlassablement les phrases, la plus longue ne faisant pas moins de 414 mots !
Épuisé par la maladie et le travail, Marcel Proust meurt le 18 novembre 1922 sans avoir pu contempler la réalisation totale de sa « cathédrale » de l'écriture, premier roman moderne bâti comme une véritable symphonie. Son œuvre, mise en scène de la "comédie mondaine" comme un écho à la "comédie humaine" de Balzac, continue à fasciner les lecteurs par son univers à part et sa phrase aux langueurs mystérieuses.
Elle se nourrit du paradoxe et de l'ambiguïté: À la recherche du temps perdu est un seul roman, divisé en sept, et aussi une démonstration, un essai, un long poème. Proust a mis tous ses soins à le composer, et l'on vante son ouverture, sa liberté, son inachèvement; il a créé cinq cents personnages, et l'on ne voit que lui, pour le confondre avec ce héros qui dit « je » et qui n'est pas le romancier.
Devenue un monument de la littérature, l'œuvre passe pour interminable et difficile d'accès. Mais La Recherche du temps perdu, qui fait si peur aux néophytes, n'est-elle pas en fait que le reflet de la complexité de la vie-même ? Il ne faut pas hésiter à picorer dans les pages pour aller à la rencontre de ces personnages d'une autre époque qui nous ressemblent tant.
À vous de retrouver le temps perdu !
Ce même 14 novembre mais en 1840, naissait Claude Monet, l'un des fondateurs de l'école impressionniste...
mais c'est une autre histoire !
Version audio avec illustration musicale sur Radio Pays d'Hérault ICI