« Madame la Première Dame » comme il se plaisait à appeler son épouse, avait compris que son mari risquait d’exploser d’un instant à l’autre. Elle savait que la moindre contradiction supplémentaire déclencherait certainement une de ces colères aux conséquences parfois… embarrassantes sur le plan juridique ! Elle essaya d’attirer son attention et de lui faire ce petit signe d’apaisement dont ils étaient convenus, en vain ! Le bonhomme était lancé et rien n’allait pouvoir empêcher la foudre de dégringoler sur le premier imprudent venu ! Ce fut Duplow, conseiller municipal d’opposition pourtant bien gentil.

— Monsieur le maire, je n’ai rien contre les manèges en bois, rien contre le retour aux traditions oubliées qui, soit dit en passant, ne plaisent qu’à une petite partie de la population. De plus, comme les goûts et les couleurs ne se discutent pas, je n’ai rien non plus contre l’esthétique pitoyablement ringarde des affiches de votre propagande omniprésente et nostalgique de je ne sais quel sombre passé, mais pourriez-vous nous indiquer de quelle façon vous comptez positionner la ville vis à vis de la concurrence de Klow, notre capitale qui sans cesse nous oblige à plus de dépenses ? Comment allez-vous mener cette politique résolument tournée vers l’avenir que nous voulons tous ? Comment allez-vous aborder ce futur proche qui ne se contentera certainement pas de la vision maladivement passéiste que vous avez de la vie ? Monsieur le maire, ce n’est sûrement pas….

Le reste de sa phrase fut inaudible. Le maire, tapant du poing sur la table, lui avait coupé la parole et le micro ! De sa petite voix éraillée, il vociféra :

— Puisque vous le prenez comme ça, monsieur Duplow, la subvention que vous m’avez arrachée en début de séance ne sera pas versée ! Vous n’avez jamais rien compris à la politique et ne comprendrez jamais rien ! Vos amiiiiis, cette bande d’imbéciiiiiles – sa voix supporta difficilement cette brutale et imprévue montée dans les aigus ! – qui ont dirigé la ville pendant trop longtemps n’ont rien fait d’autre qu’enfoncer notre viiiiiiiille dans la boue où elle se trouvait lorsque je suis arrivé au pouv… À la mairie ! Vous êtes un incapable, monsieur Duplow ! 

Pourtant habitué aux hurlements de son maître mais pas à leurs maudits ultra-sons, le cocker de l’édile se mit à hurler quelques secondes, lâchant le saucisson qu’il avait déniché dans le sac à dos imprudemment posé à terre par un spectateur. Un silence bref s’ensuivit puis Gini cavala vers le maire qui avait repris sa diatribe : « Un incapaaaaable Duplow ! » 

Depuis l’entrée où elle se tenait, Madame Dranem avait compris qu’il était temps pour elle d’intervenir si elle voulait épargner un malaise à son mari et surtout le procès qui ne manquerait pas d’arriver après les prochaines injures. Elle se précipita vers l’estrade où son mari, maintenant debout, le visage congestionné, le rictus baveux et les yeux exorbités, avait repris son souffle : « Je n’ai aucuuuuuune leçon à recevoir d’un imbécile comme vouuuuus ! ». Elle s’approcha de lui, lui prit la main, non sans difficulté tellement il s’agitait, et la leva en signe de victoire. Surpris mais calmé par le geste de son épouse, le petit bonhomme se tourna vers elle dans un étonnant geste d’enfant reconnaissant alors que la salle, un instant figée, explosait en un tonnerre d’applaudissements de la part des élus et d’une majorité du public tandis qu’un groupe d’une dizaine de personnes, dont l’homme au sac à dos dévasté, lançait des slogans hostiles au maire écarlate ! « Dictature ! Dictature ! » Duplow s’était déplacé jusque sous la tribune et accusait l’ensemble du conseil municipal d’abus de pouvoir. Il évita de ne cibler que le maire espérant ainsi le faire revenir sur sa décision de ne finalement plus verser la subvention à l’association de quartier qu’il présidait ! Mais la partie n’était pas gagnée d’autant que Dougatchvilay Dranem s’empara une nouvelle fois du micro pour hurler qu’il allait faire évacuer la salle ! Les appariteurs –  que leurs tout nouveaux uniformes ne faisaient pas franchement prendre pour des premiers communiants - se lancèrent immédiatement à l’assaut des trublions qu’ils repoussèrent très rapidement hors de la salle. Quelques coups de sifflet retentirent et l’on vit un chien se précipiter vers l’estrade. Ce n’était pas celui du maire, tout le monde s’accorda sur ce point. En revanche, certains affirmèrent avoir vu un berger allemand fauve tandis que d’autres jurèrent qu’il s’agissait d’un caniche noir ! Un chien donc sauta d’un bond sur la table exactement face au maire ! Pétrifié par la peur, celui-ci regarda, sidéré, le chien lever la patte sur ses documents. Un nouveau coup de sifflet fit prestement fuir la bestiole indélicate vers la sortie sans que personne n’ose l’attraper ! L’élu fixa, incrédule, ses documents trempés puis son regard parcourut la nouvelle table du conseil irrémédiablement abimée par les griffes du molosse avant de tomber sur Duplow ! « Tu me le paieras Duplow ! C’est intoléraaaaaaaable ! Intoléraaaaaaable ! » Une nouvelle fois son épouse se rapprocha de lui, lui caressa la tête lentement de la main droite tandis que la gauche opérait le même geste sur l’échine de leur brave cocker qui, grimpé sur la table, semblait ne pas avoir tout compris. Elle chuchota quelques mots à son mari lequel hocha la tête puis déclara d’une voix blanche que la séance était suspendue et reprendrait le lendemain à la même heure.

Lorsqu’ils sortirent de la mairie, le ciel était sombre, menaçant. « Et ces imbéciles n’ont même pas compris qu’il allait pleuvoir ! » chuchota le maire en pestant contre le linge étendu sur la terrasse de l’immeuble qui lui faisait face.