Dougatchvilay Dranem, maire récemment réélu de la ville de Biozlovacz avec moins de 30 % des inscrits, était connu pour ses prises position assez changeantes. Propriétaire d’un chien qui l’accompagnait partout, il proclamait sur toutes les chaînes de télé qu’il n’y avait pas plus défenseur des animaux que lui.

Cela ne l’empêchait pas de défendre les combats de coqs, très appréciés en Syldavie orientale et particulièrement dans cette région du sud d’où il n’était même pas originaire.  Cela ne l’avait pas empêché non plus d’exiger que tous les chiens errants du centre ville soient abattus. Devant l’énormité du travail à accomplir, les employés municipaux protestèrent. Fut alors donné l’ordre de commencer par les chiens noirs, puis les marron foncé, etc. jusqu’aux chiens blancs. Seuls les propriétaires de canidés dûment recensés et tenus en laisse pourraient désormais arpenter les trottoirs de SA ville ! Les rares élus de l’opposition avaient eu beau arguer que les touristes, les amis de passage risquaient d’être inutilement importunés par les agents municipaux, que ceux-ci avaient certainement bien d’autres chiens à fouetter, rien n’y fit, la décision avait été votée par la majorité d’un conseil municipal à la bott… fort civilisé.

Dans la salle de la mairie, l’élu monopolisait la parole et se gargarisait du succès de l’opération :

— Sur les trottoirs de Biozlovacz, les étrons étrangers ne vous emm...nuieront plus ! 

(Salve d’applaudissements de conseillers hilares). Dans le même temps, un cocker beige déambulait tranquillement entre les travées, fouillant dans les sacs des uns et des autres sans scrupule et surtout sans que personne ne proteste : il s’agissait de Gini, spectateur assidu de tous les conseils et accessoirement LE célèbre toutou du maire !

Assis derrière le gigantesque plateau en chêne verni qui sentait encore le neuf et dont l’opposition lui avait bien entendu reproché le très coûteux achat, le maire me faisait irrésistiblement penser à Chaplin dans Le Dictateur : les mêmes mimiques, les mêmes postures. Le pauvre serait même devenu pathétiquement rigolo si ce que nous entendions n’avait pas été aussi effrayant que stupide. Cela faisait maintenant presque trois heures que la séance avait commencé, mais, du fond de la salle où se tenait un groupe de  curieux il est vrai assez vindicatifs, retentirent des invectives que Dougatchvilay Dranem prit fort mal.  Il s’emplissait maintenant la bouche de mots malodorants qu’il rotait méprisant à la face d’un auditoire pourtant presque entièrement conquis. Les sbires de la sécurité eurent tôt fait de virer les perturbateurs sous les huées des élus de la majorité. Le maire aborda alors le point quinze de l’ordre du jour consacré aux manifestations culturelles. « Nos traditions s’ancrent dans une culture qui ne doit pas souffrir la moindre dissolution. Oui, comme le disait un poète Français, “ Mon pays m'a fait mal sous les sombres années, Par les serments jurés que l'on ne tenait pas[1] ”. Rappelez-vous votre enfance, rappelez-vous les instituteurs de votre jeunesse, la belle phrase de morale au tableau noir tous les matins ! C’était quand même autre chose que le spectacle affligeant que nous offrent nos pauvres enseignants démotivés par la mollesse de nos dirigeants lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes atteints de cécité face aux menaces qui pèsent sur notre patrie, notre sol, nos traditions ! »

La lippe figée dans un amer rictus dégoûté, l’édile éclaboussait toute la salle du conseil municipal de sa dégoulinante nostalgie. Même son habillement semblait remonter aux années 60, pour ne pas dire 40 ! Ses lunettes rondes ne pouvaient m’empêcher de penser à ce Brasillach (∗) qu’il citait à l’envi :

— Bien sûr “ Comme le temps passe ” ainsi que l’écrivait ce héros injustement condamné, mais grâce à moi, nos traditions ont été remises à l’honneur, nos affiches ont retrouvé l’esthétisme qui leur sied mieux que l’art dégénéré qui outrageait les murs de notre cité ! Grâce à moi, vos enfants ont vu refleurir les sensationnels manèges en bois qui, jadis, nous faisaient briller les yeux bien plus sûrement que tous ces ordinatueurs ! 

Il fit une pause, espérant quelques applaudissements pour son jeu de mots, mais ceux-ci arrivèrent avec un décalage qui, la fatigue aidant, l’agaça profondément. Il tenta de se contrôler, mais quiconque le connaissait un peu aurait pu deviner, au tressautement continu de sa jambe, que l’orage menaçait.

( La deuxième partie de la nouvelle de Vincent3m sera mise en ligne dimanche 29 décembre 2024)

[1]     (∗) Robert Brasillach