Dorgères mobilisait ses troupes par des actions spectaculaires. Ces actions collectives offraient au paysan un pouvoir confisqué par le gouvernement et les notables de province. Les paysans se découvraient capables de mobiliser une forte solidarité campagnarde face à un monde extérieur décrit comme incompréhensif et hostile.

Le rassemblement le jour du marché était pour Dorgères l’instrument essentiel de sa propagande : il lui permettait de toucher beaucoup plus de monde que par sa presse. Le traditionnel marché hebdomadaire offrait des auditoires sur mesure et faciles à mobiliser. Ce jour-là, les familles venaient de tout le canton pour vendre et acheter, consulter le notaire, bavarder, manger, boire, prendre un peu de bon temps.

À ces marchés hebdomadaires, s’ajoutaient les foires annuelles et les grandes fêtes religieuses qui réunissaient des foules considérables venues de toute la région.

Les années 1930 représentent une conjoncture unique dans l’histoire du marché rural : les débuts de l’autocar et de l’automobile ont eu pour effet de concentrer dans les petites villes l’activité commerciale, mais on n’en était pas encore à l’automobile pour tous, à la télévision ou à internet. Des milliers de personnes pouvaient se rassembler une fois par semaine au chef-lieu de canton. Pour beaucoup de familles isolées, c’était l’unique occasion de voir du monde.

Les réunions publiques de Dorgères n’étaient pas qu’un message, c’était un spectacle, un divertissement.

Une règle voulait que, dans toute réunion publique, on laisse un temps de parole à ceux qui « voulaient apporter la contradiction ». Le contradicteur n’était pas là pour faire entendre un autre point de vue, mais pour incarner l’ennemi. Son humiliation publique était un passage obligé. Il y avait quelque chose de carnavalesque. Il pouvait arriver que le contradicteur soit chahuté, voire malmené.

Dorgères accordait beaucoup de soin au décor de ses rassemblements. Ils avaient souvent lieu dans un champ, la charrette était transformée en tribune. La présence de jeunes garçons avec des brassards verts (en chemise verte à partir de l’automne 1935) était là pour garantir la virilité, la maîtrise et le contrôle.

Un orateur dorgériste abordait en général les thèmes économiques, politiques et moraux. Les orateurs étaient des moralistes, toujours prêts à opposer les austères vertus paysannes à l’appétit de jouissance des villes. Ils rappelaient sans cesse aux cultivateurs qu’ils étaient victimes de la République, des classes moyennes et des ouvriers. Les Juifs étaient souvent dénoncés comme agents d’un vaste complot racial.

Dorgères n’était pas mécontent si, à la fin du rassemblement, on en venait aux mains : c’était bon pour la réclame. On pouvait gagner des adhérents et faire croire que les paysans étaient maîtres chez eux.

Le conflit entre les paysans et l’État atteignait son apogée quand un fonctionnaire franchissait la porte du domicile. La plus redoutée de ces intrusions était celle de l’huissier, parfois accompagné d’un gendarme.

S’opposer à une vente sur saisie pour non-règlement était le plus sûr chemin de la célébrité rurale. Cette opposition était pratiquée par les dorgéristes et les communistes.

Les comités de défense paysanne de gauche et de droite organisaient des manifestations de masse contre ces ventes judiciaires.

En général, Dorgères se spécialisait dans les actions contre les ventes sur saisie opérées par l’État. Dans les cas où la vente avait lieu pour non-paiement du fermage ou du métayage, il ne voulait pas être accusé de soutenir un fermier « paresseux » contre son propriétaire.

Le 18 juin 1933, Dorgères tente de bloquer la vente sur saisie des équipements de Valentin Salvaudon qui n’avait pas payé les cotisations sociales pour ses salariés. Salvaudon possédait 240 hectares de terres très fertiles et employait 18 salariés à temps plein et 20 ouvriers saisonniers.

Salvaudon se posait comme l’adversaire farouche des assurances sociales il avait fait appel aux royalistes de l’Action Française et à la très sulfureuse Ligue des contribuables. Dorgères et ses partisans complétaient le tableau.

Ce jour-là, il y eut 8 arrestations pour violences en groupe organisé. Dorgères fut condamné à 3 mois de prison ferme et à une amende de 100 F. Il passa de fait 28 jours en cellule à Péronne et se servit de cet épisode dans la plus pure tradition victimaire.

Par un fantastique tour de passe-passe, il devient le héros des petits paysans, après avoir protégé un grand propriétaire.

La rixe de la Somme lui valut une célébrité nationale et le soutien public de notables ruraux de premier plan comme Adolphe Piontier grand propriétaire de terres à blé et betterave de la Somme.

Dans le prochain épisode de cette série nous verrons comment après avoir un temps soutenu son mouvement les dirigeants de la plupart des syndicats agricoles vont se détourner de Dorgères pour collaborer avec l’État républicain et tenter de construire des institutions corporatistes.

Peu à peu Dorgères et son mouvement vont devenir ceux qui menacent la réalisation pratique d’une cogestion corporatiste.

L’attitude des dorgéristes à l’égard de l’État avait la même ambiguïté que celle des petits cultivateurs qui formaient sa base sociale. Ils ne cessaient de réclamer « plus d’État » pour qu’il interdise les importations, tout en demandant « moins d’État » dès qu’il passait la porte de la ferme.

On peut remarquer que cette contradiction est toujours à l’œuvre dans l’actuelle Coordination rurale.

 

 

 

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