Le 6 mai 1940, voilà exactement 81 ans, John Steinbeck reçoit le prix Pulitzer pour son roman Les Raisins de la colère publié un an plus tôt ! À vingt-sept ans, Steinbeck se lance dans la littérature historique ou régionaliste sans rencontrer un grand succès. À trente-trois ans, il accède à une notoriété locale avec Tortilla Flat, et remporte son premier prix littéraire. Sa plume se fait plus critique avec Des souris et des hommes et En un combat douteux. Mais c’est avec Les Raisins de la colère qu’il s’attire l’hostilité d’une partie de ses compatriotes.
Steinbeck a bien conscience de l’aspect révolutionnaire de son roman si bien qu’il demande à son éditeur un tirage limité. La presse se déchaîne contre l’ouvrage considéré comme un pamphlet communiste, elle lui reproche son style vulgaire et ses prises de position socialistes. Le livre est interdit dans plusieurs villes de Californie. Malgré cette opposition, le récit connaît le succès. L'intrigue se déroule pendant la Grande Dépression en pleine crise économique de 1929 et le lecteur suit les aventures d'une famille pauvre de métayers, les Joad, qui est contrainte de quitter l'Oklahoma à cause de la sècheresse, des difficultés économiques et des bouleversements dans le monde agricole. Alors que la situation est quasiment désespérée, les Joad font route vers la Californie avec des milliers d'autres habitants de l'Oklahoma, à la recherche d'une terre, de travail et de dignité.
Un an plus tard, le livre est adapté au cinéma par John Ford avec Henry Fonda en un film qui sera récompensé de plusieurs Oscars.
Il est certain que ce récit géographiquement et socialement typé a rencontré un succès planétaire grâce à la fascination pour le septième art et aux images de John Ford qui l’ont popularisé en dehors de son aire naturelle. Cependant, l’humanité du projet, son symbolisme et son inscription dans des mythes bibliques ont fortement contribué à l’inscrire comme un classique de la littérature américaine et mondiale.
Les sources de son inspiration sont évidemment autobiographiques.
John Steinbeck est né en 1902 à Salinas, en Californie. Il a passé sa jeunesse dans cette vallée rurale productrice de fruits et légumes. Il a très tôt été marqué par les rythmes agricoles et par les beautés de la nature. Après des études au lycée, il suit des cours de biologie à l’université de Stanford, de 1920 à 1925, tout en louant ses services comme ouvrier de ranch et ramasseur de fruits. La plupart de ses romans se réfèrent à cette expérience du travail de la terre.
Mais son inspiration est aussi liée aux conditions historiques et économiques de l'époque.
Alors que l’économie américaine voit sa capacité de production grimper et devenir bien supérieure à la demande des consommateurs, les bénéfices des entreprises s’écroulent, si bien que les investisseurs cherchent à liquider leurs actions dans le capital de ces sociétés. C'est le Krach boursier ! Du 24 au 29 octobre 1929, la Bourse perd 25 %. L’onde de choc va se propager peu à peu à l’économie mondiale. Cet événement va marquer le début de la Grande Dépression, la plus grande crise économique du XXe siècle.
Il va en résulter d'énormes pertes financières et une crise de confiance durable à l’égard du système boursier et bancaire qui vont affecter la consommation et les investissements. Les faillites d’entreprise se multiplient par suite de difficultés de trésorerie. La conséquence immédiate est une hausse brutale du chômage qui est multiplié par 10 de 1929 à 1933. Cette récession va durer jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis dans le second conflit mondial.
Alors que sévit la Grande Dépression, une partie du Middle West est frappée pendant une dizaine d’années par des tempêtes de poussière. Les grandes plaines, cœur agricole des États-Unis, voient leurs récoltes détruites, leurs terres érodées. Privés de ressources, leur matériel et leurs habitations ensevelis sous des couches de fines particules, les fermiers ruinés et affamés prennent par milliers la route de l’Ouest vers la Californie. Ce sont près de trois millions de personnes qui sont obligées de quitter leurs terres. Les États d’Oklahoma et d’Arkansas ont fourni les plus gros contingents de ceux qu’on a surnommés respectivement Okies et Arkies.
Pour Steinbeck, le monde se divise alors en deux parties : les exploiteurs et les exploités.
La terre appartient à quelques gros propriétaires et surtout à des sociétés anonymes ou des banques. Tous veulent obtenir de gros bénéfices. Ils représentent le monde des « doigts aux chairs molles », celles qui ne se livrent pas aux travaux manuels, qui ne s’endurcissent pas au contact de la réalité. C’est un monde froid, distant, impitoyable qui obéit aux « mathématiques ». Les métayers sont devenus un obstacle à ses profits. En effet le regroupement des terres permet la mécanisation, la division du nombre des exploitants par « douze à quinze ». De plus les salaires, et non une part des récoltes, rémunéreront les travaux agricoles. Cette logique financière à court terme crée un séisme économique en engendrant un chômage massif.
Steinbeck a des mots très durs pour qualifier le crime à l’égard de la terre-mère perpétré par l’esprit dévoyé de la banque. Il dénonce le « viol méthodique », le « viol sans passion » par les tracteurs livrés à eux-mêmes. Pire, la récolte résultante n’a plus de parents humains. « La terre accouchait avec les fers et mourait peu à peu sous le fer; car elle n’était ni aimée, ni haïe, elle n’était l’objet ni de prières, ni de malédictions. », dit-il !
La paupérisation des familles des agriculteurs enfante un drame humanitaire. Steinbeck le nomme à plusieurs reprises le « monstre », création humaine qui a échappé au contrôle des hommes, idole renvoyant sans doute à ces divinités qui réclamaient leur tribut de chair humaine. Steinbeck souligne que ce sont les propres fils des paysans qui sont passés au service du « monstre » et qui, par attrait de l’argent, commettent ces meurtres rituels.
En face, un monde rural pitoyable. L’exploitation des terres est confiée à des métayers qui apportent leur travail contre la libre disposition d’une partie de la récolte. Ces fermiers développent une logique simpliste et affective qui voudrait que la terre appartienne à ceux qui l’occupent et la mettent en valeur. Ils s’appuient sur les liens charnels patiemment tissés avec le sol sur lequel ils vivent. « C’est ça qui fait qu’elle est à nous… d’y être nés, d’y avoir travaillé, d’y être enterrés. C’est ça qui donne le droit de propriété, non pas un papier avec des chiffres dessus.» écrit Steinbeck. Ils assistent, impuissants et le cœur navré, à la destruction de leur maisons sans savoir à qui faire payer le forfait.
Pourtant on voit se développer dans le roman le thème du groupe et au-delà de la fraternité humaine par opposition à un individualisme étriqué ! La référence au Déluge qu'on trouve à la fin du roman dit bien la puissance grandissante à la fois terrible et exaltante de cette masse où se dessinent les premiers signes du mouvement.
Steinbeck reçoit, pour ce roman, le prestigieux prix Pulitzer ce 6 mai 1940.
D'autres romans suivront et en particulier À l'est d'Eden en 1952, le dernier grand livre de Steinbeck. Fin de carrière décevante même s'il reçoit un prix Nobel de littérature contesté en 1962.
Il s'éteint à New York le 20 décembre 1968.
Ce jour-là s'ouvrait à Paris le congrès de la SFIO qui allait donner naissance au Parti socialiste, auteur avec d'autres formations politiques de gauche d'une nouvelle version des « raisons de la colère » !
Mais c'est une autre histoire !