Le contrôle ouvrier est l’un des traits caractéristiques d’une phase révolutionnaire. Au Portugal en 1974 / 1975, ce contrôle a été particulièrement riche et répandu.

C’est en mesurant l’ampleur du contrôle ouvrier au Portugal que l’on peut comprendre comment cette force a pu compromettre la stabilité des 6 gouvernements provisoires successifs.

Au Portugal, ce n’est pas la crise politique qui a engendré le contrôle ouvrier. C’est la lutte dans les entreprises et les usines qui a déclenché la crise politique.

Il est difficile de retrouver les traces du contrôle ouvrier, car il représente une situation de facto, qui ne garde ni trace institutionnelle ni la plupart du temps, de trace politique.

C’est une forme de pouvoir qui s’oppose au pouvoir institutionnel. Ses traces sont souvent dispersées, elles peuvent rester inexistantes si personne ne cherche à les faire vivre.

 Dès le 25 avril 1974, le contrôle ouvrier est présent dans les formes de protestations radicales des luttes sociales (grèves, séquestrations, occupations). Il diffère des revendications salariales. Au cours de cette première période, le contrôle ouvrier est atomisé : c’est l’entreprise qui est au centre, et pas le pouvoir politique de l’État. L’enjeu de la lutte concerne bien plus la recomposition de sa direction que le contrôle de la production dans son ensemble.

Organisations de type « conseilliste », les commissions de travailleurs surgissent dans presque toutes les industries du secteur tertiaire du pays. Elles sont élues dans le cadre d’assemblées de travailleurs, selon le principe de la libre révocabilité. Il aurait existé entre 2500 et 4000 commissions de travailleurs au Portugal pendant la révolution.

Ce sont les commissions de travailleurs et non les directions syndicales, qui sont à l’origine de la plupart des conflits. Elles jouent un rôle de premier plan dans certaines des luttes les plus importantes. Elles rencontrent souvent l’opposition du parti communiste portugais (PCP) qui les considère comme des « formes sauvages d’organisation ».

À partir de février 1975, le principe du pouvoir ouvrier repose sur une remise en question du pouvoir d’État. Il est organisé à la base de l’usine ou de l’entreprise, dans le but de faire aboutir les revendications économiques.

Faute de coordination nationale, les commissions de travailleurs ne constituent pas une alternative à l’État.

Dès septembre 1975, un débat sur l’avenir des commissions de travailleurs émerge dans la ceinture industrielle de Lisbonne. L’extrême gauche est favorable à une coordination nationale. Le PCP prône un maintien des commissions dans les entreprises et un rôle central pour les syndicats.

À partir de mai 1975, la lutte qui oppose les partisans des commissions à ceux des syndicats recouvre celle qui oppose les défenseurs du contrôle ouvrier et ceux de la cogestion.

Les premiers s’organisent sur l’ensemble de la production. Ils préconisent une coordination nationale.

Les seconds plaident pour la cogestion entre administrations, travailleurs et État. Ils mettent l’accent sur la défense de « l’économie nationale », sur la « bataille de la production », en rejetant le contrôle des salaires et la nationalisation des entreprises à capitaux étrangers.

Pendant la révolution portugaise le PCP aura développé une grande partie de son énergie pour la création d’une centrale syndicale unique, qui sera déterminante pour faire contrepoids aux commissions de travailleurs.

De nombreux travailleurs mobilisés placent leur confiance dans l’unicité syndicale.

Le 14 janvier 1975, une manifestation géante, véritable marée humaine, réunie en défense de l’unicité syndicale, fait céder le parti socialiste.

La décision de mettre en place une centrale syndicale unique est entérinée.

Après sa victoire du 14 janvier 1975, le PCP opère un brusque tournant : il commence à briguer la direction des commissions de travailleurs tout en continuant à s’opposer ouvertement à leur coordination nationale.

La dernière période de contrôle ouvrier entre septembre et novembre 1975 est marquée par la construction progressive de formes embryonnaires de coordination nationale des commissions de travailleurs.

La prépondérance des revendications politiques contre l’État s’accroit de manière exponentielle à l’intérieur des entreprises : construction du socialisme, suppressions des relations mercantiles, abolition de la société de classes, refus de l’appel à la reconstruction nationale et contrôle des profits font partie des revendications.

En novembre 1975, le PCP s’oppose frontalement à la création d’un véritable organisme national de coordination des commissions de travailleurs.

Cette incapacité à s’organiser dans un « soviet » unificateur prive la révolution portugaise des seules forces capables de lutter contre le coup d’État institutionnel du 25 novembre 1975 qui rétablit durablement la démocratie bourgeoise.

( Ce cinquième et dernier article est issu de notes de lecture du livre de Raquel Varela « Un peuple en révolution, Portugal 1974-1975 » édité en 2018 par les éditions Agone ; 24 euros 395 pages. Je vous en recommande vivement la lecture ).