La richesse et le poison se sont conjugués dans la mine d’une vallée de l’Aude à Salsigne. Pendant près de 3 ans, Nicolas Rouillé a collecté la parole des mineurs et des habitants. Il l’a retranscrite dans un livre coup de poing qui évoque la richesse de la mémoire ouvrière et le poison de la pollution industrielle . . .
Salsigne (5) : la mémoire industrielle de l’arsenic
- « La cité ouvrière était accolée aux bâtiments d’exploitation, vous aviez l’arsenic à même le sol, comme des tas de sable. On vivait avec, ça ne choquait personne, l’époque était comme ça. »
- « Après, c’était pour l’agriculture. Il y avait surtout le « Pyralium » qui était très efficace contre l’esca et l’excoriose, des maladies de la vigne. On n’a rien trouvé pour remplacer. Le problème c’est que ça reste dans le sol, ça ne se dégrade pas. C’était efficace, mais il fallait traiter au bon moment. »
- « On en vendait en Hollande comme défoliant. Ils faisaient les pommes de terre de semence, et quand la pomme de terre avait la grosseur voulue, ils traitaient à l’arsénite de soude pour arrêter la végétation. C’était au début des années 1980. »
- « Tous les viticulteurs du coin avaient des stocks de « Salsivigne ». C’était l’équivalent du « Pyralium ». C’était fabriqué à Salsigne, c’était facile d’achat et beaucoup moins cher. Les vignes ici ont été traitées au « Salsivigne » pendant des années. »
- « Un autre débouché, c’était le CCA (le cuivre-chrome-arsenic), qui permettait de traiter les poteaux téléphoniques. Ça empêchait les micro-organismes de venir bouffer le bois. Un poteau traité au CCA, c’est cinquante ans d’existence. »
- « Vous aviez régulièrement dans les journaux : « Salsigne fixe le cours mondial de l’arsenic. » On était fiers de ça à l’époque, faut pas croire ! On était fiers d’avoir une mine d’or et d’être le premier producteur mondial d’arsenic. »
- « Premier mondial – je dis bien mondial ! - Il était blanc, tiens, comme le papier ! Il était nickel ! À l’époque, un ingénieur a dit : « Rien qu’avec l’arsenic, on a la paye des ouvriers tous les mois. »
- « L’arsenic représentait 20 % des recettes, à peu près. Il ne coûtait rien à produire, c’était un déchet du four, vous n’aviez qu’à le récupérer et le vendre. De toute façon, on ne pouvait pas l’envoyer dans l’atmosphère, il fallait bien le récupérer. »
- « Il y a eu une belle période avec la guerre du Vietnam, avec un débouché fantastique pour l’arsenic qui sert à faire l’agent bleu et l’agent orange. On avait jusqu’à 30 tonnes par jour qui partaient à l’exportation. Les Américains en avaient tellement besoin qu’ils achetaient même l’arsenic noir, celui qui n’a pas été épuré. »
- « Quand les Américains ont acheté de l’arsenic pour faire du défoliant pour le Vietnam, les patrons n’ont pas pu camoufler les bénéfices, ils ont été obligés de distribuer de l’intéressement. J’en ai touché un peu, c’était sous forme d’actions de la boîte bloquées sur 5 ans. J’en avais une trentaine. Quand j’ai vendu, j’en ai fait 20 000 balles. À quoi il servait, l’arsenic, on l’a su après. »
- « Avec la fin de la guerre du Vietnam, il n’y a plus eu de débouché pour l’arsenic. »
- « L’arsenic qui était bon, on le mettait en fûts, mais l’arsenic pollué on le mettait dans le silo Lanne. Il y en avait peut-être 10 000 tonnes qu’on repassait au four. »
- « Le silo Lanne, j’y suis rentré plusieurs fois. On vidait à coups de camions-bennes, ça te faisait une de ces poussières ! »
- « Les gros tuyaux où passaient les fumées, il s’y accrochait toujours de l’arsenic. Pour les nettoyer, on avait une machine qui tapait dessus par-dehors. Y a un copain à l’usine, il s’était attaché avec une corde et il était entré dedans avec un marteau pour faire partir ce qui restait encore. Pour que ce soit plus propre. Il est mort, lui aussi. On aurait dû lui interdire. »
- « L’arsenic se mettait au bord des narines, on avait tout le temps le nez irrité, sec, comme si on avait le nez bouché. Il ne fallait pas transpirer, mais moi, avec la chaleur, je transpire facilement. »
- « Quand on respire, on avale aussi. L’arsenic s’accumule, il ronge la cloison nasale, donc perforations, cancers du larynx, cancers de l’œsophage. Après, ça descend dans les bronches et ça donne des cancers bronchiques. Au niveau digestif, ça donne des cancers du côlon, dont l’incidence a été particulièrement élevée chez les femmes dans la vallée, à une époque. »
- « Mon grand-père est mort entre 45 et 50 ans. Cancer, évidemment. L’usine, ça ne fait pas de cadeau. »
Ce texte est composé d’extraits de paroles recueillies par Nicolas Rouillé dans son livre « L’or et l’arsenic », édité aux éditions Anacharsis dans la collection « les ethnographiques », il est paru en février 2024. Je vous en recommande vivement l’achat et la lecture.