Avec ce phrasé de jeune premier de la Comédie française qui lui est cher, marquant les allitérations comme s’il récitait un vers de Racine, le président de la République a exprimé la semaine dernière sa volonté de faire entrer Marc Bloch au Panthéon. Cette décision de hisser la mémoire du Résistant fusillé par la Gestapo au rang des grands hommes, intervient alors qu’il a offert à l’extrême droite un marchepied historique vers le pouvoir dans la dernière séquence politique. L’historien et fondateur des Annales aurait probablement vu lui-même dans sa panthéonisation le signe d’une étrange défaite, pour reprendre le titre de son célèbre ouvrage, qui analyse les raisons de la défaite française en 1940 (1).
Par un étrange hasard ( ?), en octobre est sorti un essai politique co-écrit par Mickaël Fœssel et Étienne Ollion, « Une étrange victoire, l’extrême droite contre la politique », qui analyse les raisons de la victoire politique de l’extrême droite aujourd’hui (2). Le titre de leur ouvrage fait bien sûr référence directement à celui de Marc Bloch. Toutes choses égales par ailleurs, le philosophe et le sociologue comparent deux périodes historiques marquées par la montée des extrêmes droites, en empruntant à Marc Bloch son regard acéré sur la responsabilité de tout un pays dans sa propre défaite et son manque de lucidité sur les dangers à venir.
Pour ces des deux auteurs la victoire électorale actuelle de l’extrême droite n’est pas idéologique. Elle s’expliquerait avant tout par la méthode caméléon qu’elle a adoptée. L’extrême droite a su revenir ces dernières années sur ses positions historiques, en les adossant aux opinions dominantes prétendument de « bon sens ». Cela expliquerait les revirements de l’extrême droite sur le frexit, la binationalité ou sur la constitutionnalisation de l’Ivg. Pour autant la préférence nationale reste le cœur de sa propagande et lui permet de systoliser les colères.
Marc Bloch n’épargnait ni l’État, ni les élites, ni les bourgeois, ni les syndicats dans cette défaite annoncée de la France et de ses principes. De nos jours, selon les auteurs d’ « Une étrange victoire », les acteurs de la Cinquième République en ruinant le débat public et en brouillant les cartes auraient favorisé par une série de « petits déplacements » l’émergence d’une morale identitaire au détriment du principe d’égalité, autour duquel les auteurs appellent à réorganiser la vie politique.
Emmanuel Macron, en projetant la lumière sur Marc Bloch à l’Université de Strasbourg, pensait-il à sa propre responsabilité dans la montée de l’extrême droite ? On peut être sûr que non. Par un étrange « petit déplacement », le président de la République en évoquant « le cortège des volontés » et la « confiance dans le peuple » qui aurait permis « la libération de la France », oublie d’évoquer la responsabilité partagée de la société française d’avant-guerre que pointait Marc Bloch dans la victoire de l’Allemagne et du nazisme. Les courbettes du Premier ministre face au RN sont des signes de défaite, quoi que veut nous faire accroire le chef de l’État.
Mais ce brouillage des cartes politiques - le « ni gauche ni droite », le « en même temps » - n’affadissent en rien ces figures de la Résistance. La confusion politique sciemment orchestrée par ceux qui y ont intérêt, n’entame pas la vitalité de mouvements politiques profonds qui innervent la société en tentant de la réinventer - à l’aune des enjeux nouveaux auxquels notre monde doit faire face. Même si les forces réactionnaires réunies tentent cyniquement et pathétiquement de s’approprier cet esprit de résistance pour l’étouffer, celui-ci leur échappe et vit et croît.
(1) L’étrange défaite, Marc Bloch, 1940, Folio Histoire
(2) Une étrange victoire, l’extrême droite contre la politique, MicKaël Fœssel et Étienne Ollion, 2024, Seuil