Dans le cadre de la soirée de soutien à SOS Méditerranée du samedi 2 décembre 2023 à 20 h 00, EVAB ouvre ses colonnes à l'association "Musécrimages" et au café associatif "Le Barnabu".
Cette initiative fait partie du festival "Migrant'scène" ( voir le programme dans l'agenda sur ce site ).
Cette fois ci nous publions un texte de Pierre Astriè.
Pierre ASTRIÉ a vécu dix-neuf ans au Brésil. Dans les théâtres de Rio (mais aussi de Brasilia, São Paulo, Recife…), en langue portugaise, il a travaillé avec de nombreux professionnels brésiliens de diverses générations, comme comédien et metteur en scène.
Il a toujours écrit, mais c’est seulement à son retour en France qu’il a donné à lire ses textes. Depuis, il est régulièrement joué au théâtre.
Il est publié aux éditions Domens. Quelques-uns de ses textes ont obtenu l’adhésion de comités de lecture tels que La Comédie Française, le Théâtre du Rond-Point, les TAPS Strasbourg, le Jeune Théâtre National, Éclats de Scènes…
Il est auteur associé à la compagnie Là-bas théâtre.
Pierre Astrié
Parenthèses
Choix de textes écrits pour être joués par les détenus du centre pénitentiaire de Béziers (2009 et 2012)
Entre parenthèses
Je suis entre parenthèses. À ma droite, il y en a une première comme ça (Il dessine dans l’air, à sa droite, une parenthèse qui ouvre), à ma gauche il y en a une deuxième comme ça (De l’autre côté de lui il en dessine une qui ferme). Et moi au milieu des deux.
De l’autre côté de celle-ci (Il montre à droite), il y a avant. Et de l’autre côté de celle-là (Il montre à gauche), après. Avant je l’oublie, après je l’imagine. Ici c’est maintenant. Où que j’aille. On dit que les parenthèses ça s’ouvre, je veux bien. Celle de l’avant je ne veux pas l’ouvrir. Et celle de l’après est fermée à clé. Où que j’aille elles me suivent, une avant, l’autre après (Il se déplace). Je voudrais pouvoir les effacer. Je pourrais partir par le haut. Ou par le bas, et les laisser vides, elles auraient l’air con. Mais je ne sais pas voler, et je ne sais pas mourir.
L’homme à surveiller
Dans ma tête il y a un cheval qui trotte. Une barbe à papa. Des bonbons acidulés à m’en retourner l’estomac. Il y a des champs de vanille et du vent dans les branches des arbres. Dans ma tête il y a un traîneau sur la neige, un ours des Pyrénées ou d’ailleurs. Marron et féroce. Il ne mange que des myrtilles. Quand il en trouve. Sinon il mange ce que mangent les ours. Du miel. Quand il a fini de manger il fait du traîneau. Il mène son train-train de vie. Il est féroce parce que ce genre d’ours, en général, c’est féroce. Même quand ça a l’air gentil. J’ai dit ça au docteur parce qu’il me l’avait demandé. Il m’avait dit qu’avez-vous dans la tête ? Il a trouvé que j’étais quelqu’un à surveiller. Il a fait une croix rouge sur son papier et m’a donné un pyjama en papier. J’en ai fait une boule et j’ai joué au basquet. Le docteur passait par là alors il a joué un moment avec moi. J’avais peur qu’il reconnaisse le pyjama. Mais finalement il m’a serré la main et il est parti. Je crois qu’il est amoureux de sa secrétaire. Ça se comprend. Moi je l’emmènerais bien faire un tour de traîneau. Elle doit sentir la vanille et ses cheveux font penser de loin à la barbe à papa. J’ai froissé mon pyjama. C’est pas grave, je suis devenu l’homme à surveiller. Ça sonne bien, je trouve. Ici, on peut gagner un titre à tout moment.
L’homme damné
Dans ma tête il y a des portes qui claquent. Des roues qui grincent. Des clés qui sonnent. Du vent qui souffle. Dans ma tête il y a un train qui siffle. Une femme qui marche. Un bateau qui s’éloigne. Dans ma tête il y a des enfants qui crient, des enfants qui rient. Une mère qui chante, une mère qui prie. Dans ma tête parfois je voudrais qu’il n’y ait rien. Rien d’autre que le silence de la nuit. De cette nuit dans laquelle je voudrais m’enfoncer comme dans du coton noir pour ne plus revenir et ne plus me souvenir qu’il existe des portes, des clés, des trains, des bateaux. Et marcher vers l’enfer. L’enfer que j’ai choisi. L’enfer qui ne me fait pas peur. Pourquoi m’est-il interdit ? Je le cherche, je le veux, à tout prix, je l’appelle dans la nuit et jamais ne le trouve, l’enfer qui seul pourrait me faire oublier les portes qui claquent, les femmes qui marchent, les bateaux qui s’éloignent, les clés qui sonnent et le vent qui crie…
Dans la rue en pente
Lui Tu sais après le parc, à droite, il y a une petite rue qui descend, tu vois ?
L’autre Non.
Lui Mais si, au coin il y a une boulangerie.
L’autre Ah oui la boulangerie je la vois. Rouge.
Lui Non elle est verte, c’est pas la même.
L’autre Le boulanger il est tout petit ?
Lui Oui.
L’autre Alors c’est la même. Elle est rouge.
Lui Bon, peut-être. La femme s’appelle Georgette.
L’autre C’est pas Paulette ?
Lui On s’en fout. C’est la rue qui descend qui intéresse. Quand tu descends…
L’autre Du côté gauche…
Lui Non, c’est du côté droit.
L’autre Non, c’est du côté gauche.
Lui Mais tu sais même pas de quoi je veux parler !
L’autre Tu veux parler de l’usine.
Lui Quelle usine ?
L’autre On dirait pas une usine, mais sur le toit il y a une grosse cheminée.
Lui Ah oui, la cheminée il me semble que je la vois. En brique.
L’autre En béton.
Lui Non mais de l’autre côté de la rue, à droite, un peu plus bas, au numéro 18, il y a un petit immeuble.
L’autre Pas si petit que ça.
Lui Au deuxième à gauche il y a un appartement avec deux fenêtres.
L’autre Et alors ?
Lui Elles ont des volets bleus.
L’autre Au deuxième ?
Lui Tu passes le matin. Si les volets sont fermés tu repasses l’après-midi, s’ils sont toujours fermés tu repasses le soir. S’ils sont fermés tu repasses dans une semaine, puis dans un mois, et s’ils sont toujours fermés tu arrêtes de passer.
L’homme qui
L’homme qui pêche
Je suis l’homme qui pêche. Lui c’est l’homme qui pense. Et l’autre, celui qui marche, c’est l’homme qui marche. Je ne leur parle pas. Je pêche. Ils croient sans doute que je ne pense pas. Puisque je pêche. Mais je pense. En pêchant. Et je marche aussi. En pensée.
L’homme qui pense
Je suis l’homme qui pense. Je pense. Tout le temps. Pendant qu’il pêche. Pendant qu’il marche. Penser m’occupe tout le temps. Penser ça prend du temps. Je pense à celui qui pêche. Je pense à celui qui marche. Je pense à moi aussi.
L’homme qui marche
Je marche. Sans arrêt. C’est pour ça que je suis l’homme qui marche. Il faut bien être quelqu’un pour les autres. Je suis celui qui ne pêche pas. Je ne pense pas non plus. Je marche pour ne pas penser. Je marche. C’est tout.
L’homme qui pêche
Il n’y a pas d’eau pour pêcher. Il n’y a pas de poissons non plus, puisqu’il n’y a pas d’eau. Mais ça n’est pas grave. L’important pour moi, c’est de pêcher. Je n’ai pas non plus de canne à pêche. Pour quoi faire ? Puisqu’il n’y a pas d’eau, pas de poissons. Comme ça c’est plus léger, ça ne fait pas mal au poignet.
L’homme qui pense
L’homme qui marche n’a pas où aller. L’homme qui pêche n’a pas quoi pêcher. Moi j’ai pour moi toute la pensée. Même si elle se cogne aux murs. Même si à part penser à l’homme qui marche, penser à l’homme qui pêche, ça fait peur de penser. Alors je pense à eux. Je pense à moi. Qui pense à eux.
L’homme qui marche
Je suis sûr de marcher. Je suis sûr de ne pas pêcher. Je suis moins sûr de ne pas penser. Même si c’est pour ça que je marche. Ne pas penser. Mais à quoi pourrais-je penser ? Si ce n’est à marcher. Je pense à mes pieds. Je pense à mes mollets. Je pense à ma fatigue. Je pense au temps qui passe. Pendant que je marche.
L’homme qui pêche
Où pêcher peut-il me mener ? C’est ce à quoi il ne faut pas penser. Si je voulais aller quelque part je ne pêcherais pas. Je marcherais. Alors à quoi bon se poser la question ? Chacun dans son truc, chacun sa question. L’homme qui marche a peut-être la sienne qui répond à la mienne, et l’homme qui pense a sans doute réponse à toutes, puisque c’est lui qui pense. S’ils n’étaient pas là j’aurais vraiment de quoi me poser des questions, mais puisqu’ils sont là…
L’homme qui pense
Je pense à eux. C’est parce qu’ils sont là à pêcher et à marcher que je peux penser sans peur. Parce que s’ils n’étaient pas là à quoi pourrais-je penser ? Ma pensée n’en finirait plus de se cogner aux murs et à force de se cogner elle finirait par passer. Passer penser dehors. Et peut-être se perdre. Et sans doute me perdre.
On entend une musique.
L’homme qui marche
La musique. Enfin. J’allais commencer à penser… La musique toujours vient. On ne sait jamais quand. On sait qu’elle vient. On l’attend. Elle vient. Et tout devient facile. Je marche, je ne pense pas, pour peu on dirait que je vole. Il pêche, et son bras on dirait qu’il danse. Il pense et soudain il sourit. Je ne pense plus. Mais si je pensais je penserais sans doute que c’est parce qu’il sourit, parce qu’il danse et parce que je vole que la musique vient…