Au Centre culturel, l’équipe d’animateurs bénévoles s’est enrichie d’une dizaine d’artistes qui n’ont pas envie de quitter Vénissieux. Un dialogue est né, il faut le poursuivre.
Le délégué CGT de l’usine de produits réfractaires s’est initié au débat de ciné-club. C’est lui qui va présenter « Les marionnettes de Trnka », chef-d’œuvre du cinéma d’animation tchèque qui dénonce les mécanismes de l’oppression dans les pays de l’Est avec des fables enfantines. (Un sujet parmi d’autres qui alerte et divise les membres du PCF.) On discute de plus en plus, des modes de vie, du racisme, de la consommation, de l’autogestion (on compare les sociétés coopératives ouvrières aux expériences de Tito en Yougoslavie). Des inquiétudes naissent au sujet des méfaits des traitements chimiques sur l’alimentation et l’environnement.
Les thèmes qui seront développés à partir des années 70 semblent avoir germé du néant. Seule réserve : dans les usines, on reste timoré au sujet de la libération de la femme.
Dans ses hangars bétonnés, Berliet, le premier, accueille un ballet issu de la Modern’dance, l’école de Martha Graham. La surprise engendrée par cette danse qui troque le tutu contre des collants et joue le corps charnel contre l’esprit éthéré suscite un engouement. On n’avait encore jamais vu ça. Le charisme du chorégraphe qui vient parler avec le public séduit.
Le montage de textes et de chansons sur « Boris Vian » surprend par la forme de son humour, mais les cinq comédiens endiablés qui servent le spectacle ont du punch et de la générosité ! Il tourne en boucle entre 9 heures du matin et 22 heures.
Mais hors de cette parenthèse protégée qu’est devenue l’occupation d’usine, des fissures se produisent dans la société française.
24 mai
De Gaulle reprend la main et annonce un référendum sur la participation. Des Comités de Défense de la République (CDR), gaullistes sont créés.
27 mai
Un protocole d’accord entre les syndicats, le patronat et le gouvernement est adopté (Grenelle).
30 mai
De Gaulle annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Grande manifestation gaulliste sur les Champs-Élysées.
31 mai
Des manifestations gaullistes apparaissent dans toute la France.
La CGT dit : « Il faut savoir arrêter un mouvement avant qu’il ne pourrisse ! ».
Les femmes au foyer dans la ZUP commencent à se faire du souci en pensant au salaire qui ne va pas tomber.
Des Assemblées générales sont réunies pour voter démocratiquement la reprise du travail. En dépit des consignes et des habitudes de discipline syndicale, beaucoup de salariés ne lèvent pas le doigt pour la reprise. Ils ont envie que la fête continue. Ce n’est pas que la fête, ils ont vécu des changements dans les rapports humains. Ils ont pris goût à la discussion, ils veulent continuer à donner leur avis au travail.
Ils ont obtenu le droit de tenir les réunions syndicales dans l’entreprise, des moyens d’expression et de nouvelles heures de délégation. Ils seront autorisés à réunir tous les membres du personnel de l’entreprise à des assemblées générales du personnel, pendant les heures de travail, une fois par mois. Un « congé éducation » sera payé pour les délégués syndicaux.
Côté salaires une augmentation de 10 % en moyenne. Le passage par étapes de 48 heures aux 40 heures de travail hebdomadaire est acté. Une révision des conventions collectives. La part des primes dans la rémunération diminue au profit de celle du salaire.
Côté salaire, beaucoup sont assez déçus, ce n’est pas rien, mais beaucoup de promesses différées et puis on avait tellement rêvé !
6 juin
Les postiers, les cheminots, les agents d’EDF, les traminots des TCL. reprennent le travail. On compte encore 40 000 ouvriers en grève dans la métallurgie et 10 000 dans l’industrie chimique lyonnaise.
10 juin
Accrochages à Flins (Renault) entre ouvriers, CRS et étudiants. Le lycéen Gilles Tautin meurt noyé.
11 juin
Reprise du travail difficile, le 11 juin à la Rhodiaceta, le 19 à Berliet, le 25 à Paris-Rhône et à la SIGMA de Vénissieux, le 26 à la SNAV (Société Nouvelle des Ateliers de Vénissieux).
23 au 30 juin
Élections législatives et victoire gaulliste.
1er juillet
La CIFTE (Compagnie industrielle des Tubes électroniques, 625 salariés), sur la route d’Heyrieux, est l’une des dernières usines du département à reprendre le travail après 42 jours de grève.
Les artistes qui se sont produits dans les usines occupées sont désemparés. Ils ont rencontré des gens formidables, partagé les repas au piquet de grève, boulonné et déboulonné des podiums, ils ne veulent pas partir !
Alors le centre culturel suggère qu’on organise tous ensemble « les fêtes de juillet » en plein air, dans tous les quartiers de la ville. Elles se termineront le 14 au Parc de verdure. La mairie donne son accord et fournit l’aide technique. Même principe : plusieurs manifestations gratuites par jour, mais cette fois-ci, à l’attention des jeunes et des familles. On boulonne et on déboulonne à nouveau des podiums. On mobilise des voitures sono, des banderoles sont peintes à la hâte et suspendues partout dans les rues. On y lit :
« L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de roses. »
Karl Marx.
De la ZUP des Minguettes, un souvenir émouvant me revient. Des familles qui habitaient dans le bidonville de Villeurbanne, dans une zone marécageuse infestée de moustiques, au bord du Rhône, viennent d’être relogées dans les tours toutes neuves. Nous sommes dans un univers de béton. Des architectes inventifs ont fait peindre les sols en vert pour évoquer l’herbe.
À chacune de nos installations, les enfants arrivent en grappes. Je demande à une petite fille de 10 ans où elle habitait avant. Elle me répond : avant c’était merveilleux où j’habitais, on pouvait jouer partout autour, c’était la campagne, il y avait la rivière à côté, j’avais plein de copains. Ici on s’ennuie.